Construire chez soi pour les jeunes Africains peut relever d’un dilemme. Surtout si la personne ayant un projet de construction possède les moyens nécessaires pour s’offrir une demeure de standing, ou comme cela se dit couramment, d’Abong-Mbang au Cameroun jusqu’à Ziguinchor au Sénégal, « une maison moderne ». Le dilemme est simple : Construire une maison moderne suivant le modèle de la villa ou du duplex occidental, ce qui suppose donc l’utilisation massive de matériaux importés ou se rabattre vers les matériaux locaux, mais s’éloigner ainsi de l’idéal de la maison « moderne ».
La maison « moderne » est habituellement préférée pour des atouts tel un meilleur confort, la solidité et la facilité d’entretien. En outre, se construire une maison « moderne » est une marque de succès dans nos sociétés. Sale temps pour nos cases traditionnelles me dira-t-on. Oui, même le langage ne trompe pas. La maison est moderne, elle peut parfois être traditionnelle. Mais a-t-on déjà entendu parler de « case moderne » ? Non, car une vraie maison ne peut-être que « moderne ». Sale temps pour le traditionnel.
Pourtant les tendances actuelles dans l’architecture occidentale – donc « moderne », nous ramènent tout droit vers le traditionnel Africain que nous, Africains, fuyons tant que possible. La première de ces tendances est une construction écologique permettant de réduire les émissions de carbones. Nous savons tous que les constructions traditionnelles de chez nous sont fondamentalement écologiques car ne se servant que des matériaux fournis par l’environnement direct. Il est facile d’imaginer qu’une construction en banco est de loin plus écologique qu’une construction en béton, acier et tôles juste en considérant les coûts environnementaux de la production de ces derniers. La tendance de construire écologiquement est également orientée vers l’efficacité énergétique des bâtiments : Sans ventilateur ou climatiseur il est pratiquement impossible en saison chaude de supporter la chaleur à l’intérieur d’une maison « moderne » dans les zones sahéliennes. Et pourtant l’architecture traditionnelle de ces même-zones comme les constructions en terre voûtées se sert des propriétés thermiques de la terre pour réguler les températures à l’intérieur. L’architecture traditionnelle est ainsi non seulement écologique car n’utilisant principalement que des matériaux naturels mais elle aussi énergétiquement plus efficace dans le quotidien.
Une deuxième tendance de l’architecture moderne occidentale est le financement participatif de nouvelles constructions. A Rotterdam par exemple, une passerelle reliant deux quartiers a récemment été construite grâce aux efforts des usagers. Depuis lors, cette réalisation ne cesse d’être qualifiée comme une innovation dans l’architecture « moderne ». Comme nous le savons à travers les travaux en communauté sur les bâtiments connus comme la Mosquée de Djenné ou la construction et l’entretien en communauté d’habitations familiales, le financement, c’est-à-dire l’effort, participatif est indissociable de l’architecture traditionnelle Africaine. La modernité occidentale découvre ainsi à peine une pratique vécue et pratiquée par l’Afrique traditionnelle depuis des siècles.
Une autre grande tendance est la conception biophillique de l’architecture « moderne ». Celle-ci se caractérise par une démarcation moins stricte entre le public et le privé. Cette fusion entre l’extérieur (le public) et l’intérieur (le privé) est opérée dans le but de favoriser un mode de vie en communauté. Ici encore, il se trouve que le traditionnel Africain est en avance sur la modernité occidentale car le concept de cour commune permet justement cette intrication entre public et privé aujourd’hui recherchée par l’architecture moderne occidentale. Force est donc de constater que les tendances majeures de l’architecture « moderne » se retrouvent dans l’architecture Africaine.
Le jeune Africain souhaitant se bâtir une demeure est donc en mesure de s’interroger sur laréalité même du dilemme posé plus haut. Y a-t-il vraiment opposition entre bâtir moderne et bâtir traditionnel, donc Africain ? La maison « moderne » est-elle vraiment moderne ? La discussion des tendances de l’architecture « moderne » occidentale met en évidence que celle-ci tend à fortement se rapprocher du traditionnel Africain. Le traditionnel est donc moderne. Si le dilemme s’efface, une question fondamentale reste : Comment vivre cette modernité qui se trouve être dans nos traditions ?
Un des possibles serait d’appréhender l’architecture traditionnelle du lieu comme base pour une construction qui pourrait être méthodiquement enrichie par des apports compatibles venus des ailleurs proches ou lointains. Il ne saurait donc s’agir de glorifier le passé ou encore de vouloir le restaurer mais d’être conscient des coûts que nous avons à l’ignorer, voire le mépriser dans notre quête du tout « moderne ». Réaliser la richesse de nos traditions est certes nécessaire, mais en faire des atouts afin d’élever nos consciences reste la finalité. Nous avons autant besoin d’être branchés au monde que d’une base stable car c’est celle-ci qui permet d’échanger sans perdre ce que nous apportons. La tâche est certes ardue mais nous n’avons guère le choix que nous y atteler. Si le monde n’est qu’un lieu de conversation, pour en faire activement partie il faut donc apporter quelque chose à la conversation. Et ce quelque chose se doit d’être notre contribution originale et non un radotage des contributions attribuées à d’autres. Tout comme une conversation, le monde est en perpétuel mouvement. Il change et nous devons nous brancher à ces changements, les comprendre et les mettre en relation avec notre contribution à la conversation. Ainsi pourrons-nous possiblement éviter les tourbillons du changement qui ont eu raison de nous. Nous avons perdu beaucoup trop d’Okwonko et de Fama et malgré cela la modernité occidentale continue d’être synonyme d’une vie de boy pour trop d’enfants noirs.
Dans un monde graduellement caractérisé par l’effondrement des certitudes, le devoir d’urgence qu’exprimait Fanon dans sa lettre à la jeunesse Africaine en 1958 reste d’actualité
« parce que nous avons à nous dépêcher pour construire l’Afrique, pour qu’elle s’exprime et se réalise, pour qu’elle enrichisse le monde des hommes et pour qu’elle puisse être authentiquement enrichie des apports du monde ».
Il y a donc un devoir d’urgence car il est probable que d’autres viendront –une fois de plus– se brancher sur nos croyances, pratiques et traditions, s’en inspirer pour ensuite nous les revendre au prix fort. Il s’agit donc pour l’Africain de s’approprier (se réapproprier ?) de son traditionnel, de l’enrichir à travers des branchements dans la conversation des Hommes et prendre ainsi part à l’élévation des consciences. L’urgence est bien présente si nous voulons éviter que ce même traditionnel Africain ne nous soit présenté dans quelques temps et sous d’autres habits comme cette « modernité » qui nous manque prétendument tant. Notre traditionnel est moderne. Nous avons perdu des batailles dans l’histoire, ne perdons pas la guerre de l’histoire.